Les Chemins de Porquerolles

Un choix de textes sur l'île de Porquerolles


LE MONDE ILLUSTRÉ 1897/08/07

PORQUEROLLES INCENDIÉ



          Les dépêches nous ont appris, cette semaine, que Porquerolles, la plus grande et la plus belle des îles d'Or, venait d'être, sur les deux tiers de sa superficie, ravagée par un incendie qui parait attribuable à la malveillance. En attendant que l'enquête judiciaire établisse les causes vraies du sinistre et détermine les responsabilités, il est permis de déplorer bien sincère ment la dévastation d'un des sites les plus pittoresques et les moins connus de notre France méditerranéenne.
          Je dis des moins connus, car s'il est fort peu de touristes qui n'aient visité Hyères et ne se soient prélassés sur sa place des palmiers, rares sont ceux qui ont admiré les trois îles d'Hyères, ou îles d'Or, Porquerolles, PortCros et l'île du Levant, autrement que du bout de leur lorgnette.
          L'accès de Porquerolles, la seule qui soit desservie par un service à peu près régulier, est toute une affaire. On s'y rend de Toulon par un minuscule bateau à vapeur, moindre en dimensions que les mouches de la Seine, et qui, trois fois par semaine, porte le courrier et ravitaille tant bien que mal l'île où sans lui on ne connaîtrait guère l'usage de la viande fraîche. Cette intrépide coquille de noix, consciente de son utilité, n'hésite pas à sortir par des temps détestables : elle ne compte pas d'ailleurs le plus petit naufrage à son passif, et, malgré sa coupe vieillotte, tient admirablement la mer; seulement elle la tient un peu comme les danséuces tiennent les planches. Je range au nombre de mes traversées héroïques les quinze kilomètres de route que j'ai effectués à son bord, certain dimanche, voici quelques semaines, par un fort mistral, pour rejoindre Toulon.
          Ces mésaventures de l'estomac d'un terrien sont prévues, mais j'eus l'apre consolation dans mon malheur de constater que certains loups de mer ne se comportaient pas mieux qu'un simple plumitif séquanais. Il y avait à mes côtés deux ou trois familles d'officiers de marine venues en partie de plaisir à Porquerolles pour manger la langouste dominicale qu'on a juste le temps de vous servir entre l'arrivée et le départ du bateau; j'ose dire que pas un atome de cette langouste, même celle consommée par les chefs de famille, n'allat jusqu'à l'entrée de la grande rade. Sur les cuirassiers plus stables, on connaît rarement ces mésaventure
          Ceci était la partie comique. Moins hilarant était le spectacle de la cabine dite de l'état major. Cette cabine, la seule du bord, se compose à l'arrière d'une seule pièce de quelques mètres carrés, avec pour tout mobilier, une banquette circulaire de cuir crasseux. 1 En fait d'état-major on met là, en général, les bagages des passagers. Cependant, comme c'était le seul endroit où l'on puisse s'étendre, je songeais, au départ, à m'y introduire sournoisement, quand les soldats du sanatorium de Porquerolles y transportèrent un de leurs camarades incapable de se mouvoir un pauvre garçon retour de Madagascar et arrivé aux dernières limites de l'affaiblissement provoqué par une dysenterie incoercible. A peine le bateau eut il commencé son cavalier seul sur la crête des vagues que le moribond, qu'on en voyait sans doute à Saint Mandrier pour diminuer la statistique mortuaire du sanatorium, fut ballotté comme un paquet de linge d'un bout de la cabine à l'autre et se roula dans ses déjections. Tout le monde était ou trop affairé ou trop malade pour s'occuper de lui, notamment le gardien qui l'escortait, et c'est miracle qu'il respirât encore arrivé à destination.
          La scène doit se renouveler plusieurs fois par an et je me demandais, par surcroît, quelles mesures de désinfection et d'assainissement sont prises à l'égard de ce local accessible à tous les voyageurs.
          On comprend que la traversée sur un pareil yacht de plaisance ne soit pas faite pour tenter les amateurs, et c'est sans doute en grande partie à ces difficultés d'accès que les îles d'Hyères doivent la pénurie des visites. Les curieux en effet qui tentent l'aventure n'ont point à regretter leur audace. Dès qu'ils ont mouillé dans la petite rade qui sert de port à Porquerolles, ils ont la sensation de se trouver sur un lambeau de terre qui n'a rien de banal. C'est d'abord à la descente de l'échelle le salut courtois de l'unique aubergiste du pays, coiffé d'un feutre de brigand calabrais qui les accueille.
Il s'agit de Aimé GAUTHIER peintre-poète, propriétaire du Café du Progrès, il a ouvert un hôtel en 1890 dans le village de Porquerolles. (note de PL)
Ce Fra Diavolo, malgré ses allures romantiques, est le meilleur homme du monde.
          Il emploie les loisirs, longs en hiver, que lui fait la clientèle, à des débauches intimes de peinture impressionniste qui flamboie sur les murs de son hôtel, de la cave au grenier. A part cela il n'assassine personne, même à coup d'additions.
          Ses offres acceptées — on n'a pas au surplus l'embarras du choix — il ne reste au nouveau débarqué qu'une centaine de mètres à franchir en rampe douce pour se trouver sur l'unique place du bourg. Et là une même exclamation échappe à tous ceux qui ont visité l'Algérie : « Tiens! un village de colonisation! »
          C'est en effet le photocalque exact de la plupart des villages de colons algériens, avec ses rangées de maisons de pisé à un seul étage, au rez de chaussée desquelles s'ouvrent, d'ici, de là, quelques cafés miteux, quelques pauvres boutiques où la venue d'un acheteur constitue un événement. Au fond de la place, tapissée d'herbe roussie, une humble église sans style, modèle du génie militaire, avec une cloche fêlée, et pour compléter la ressemblance, des rangées d'eucalyptus avec, sur la hauteur, la perspective de vagues casernes délabrées.


le sanatorium
Le sanatorium


l'infirmerie
L'infirmerie


          Dans l'espèce ces casernes servent, à part celle qui abrite une faible garnison, d'asile aux convalescents qui reviennent fourbus de nos colonies lointaines. Le climat des îles d'Or est en effet unique en France. Incessamment balayées par les brises du large, elles ne connaissent ni le froid en hiver ni l'excès de la chaleur en été.
          Etant enfant j'avais appris, par cœur s'il vous plaît, dans de vieux manuels de géographie classiques que les îles d'Hyères étaient le seul endroit de France où les oranges en pleine terre donnaient des fruits. Il est probable que les auteurs des susdits manuels avaient reculé devant la traversée, car avec la plus grande attention du monde je n'ai pu découvrir l'ombre d'un oranger dans l'île de Porquerolles, longue de sept kilomètres et large de trois. S'il y en a jamais eu, ils ont dû mourir promptement de soif, car l'île ne connaît guère d'autre eau que celle des pluies du ciel.
          Elle souffre d'une pépie perpétuelle, la pauvre, et c'est là sans doute ce qui fait qu'au lieu d'être un vaste parterre de fleurs elle est plutôt stérile, les taches de culture n'apparaissant qu'à lointains intervalles sur sa toison de broussailles.
          Elle présente encore une autre particularité : c'est d'appartenir tout entière en dehors du phare et de la zone militaire à un seul et unique possesseur. Cela lui était déjà arrivé du temps de Barberousse.
          Actuellement le roi, ou plutôt la reine de l'île car il s'agit d'une dame dont le mari n'est que le prince onsort, non seulement possède jusqu'au dernier pouce la terre de Porquerolles, mais la totalité des immeubles bâtis dessus. En effet, suivant ce qui m'a été conté, l'autorisation de construire n'est concédée qu'à condition que les maisons au bout d'un certain laps d'années fassent retour aux maîtres du sol.
          Dans ces conditions on ne saurait s'étonner que les indigènes ne se bâtissent point de palais. Tous d'ailleurs au nombre de 250 à 300 dépendent étroitement de la reine comme ouvriers agricoles, métayers ou fournisseurs. On se souvient, dans le Midi surtout, qu'une tentative de défrichement de Porquerolles fut faite voici quelques années, au moyen de l'établissement d'une colonie pénitentiaire des pupilles de la Seine. L'essai ne réussit pas, les adolescents se mutinèrent et il en résulta un procès où la reine fut quelque peu malmenée.
          Isolés du reste du monde, les Porquerollais dépendent administrativement de la commune d'Hyères mais jouissent du précieux privilège de ne nourrir aucun fonctionnaire.
          Hormis le facteur boîtier et l'institutrice on chercherait en vain, en cet heureux séjour, trace d'un représentant de cette administration que l'Europe nous envie. On n'y voit le percepteur qu'une fois par an et aucun gendarme ou garde champêtre n'y a profilé sa silhouette sur les halliers. A quoi serviraient-ils d'ailleurs ? il n'y a pas de voleurs Tout le monde se connaît et l'on peut dormir portes et fenêtres ouvertes.
          Je vous le dis, c'est vraiment l'île d'Or, la bien nommée. Il y faisait bon, le jour respirer l'odeur balsamique des pins agités par la brise, et la nuit regarder à l'horizon les feux de l'escadre dont la mer environnante est le champ de manœuvres. Il était doux aussi de contempler sous les eucalyptus de la place la beauté provençale des petites Porquerollaises dont beaucoup, à vingt ans, n'avaient jamais encore réalisé le grand voyage de Toulon. Quelle idée du monde peuvent bien se faire ces petites insulaires pour qui la patrie, se limite à sept kilomètres d'étendue, ou qui n'ont lu un livre, vu un spectacle ou aperçu d'autre visage jeune que les faces hâves et sans cesse changeantes de convalescents en culottes rouges? A quoi rêvent ces jeunes filles ? à quoi songent leurs parents sur les cendres des pins calcinés de la pauvre île d'Or ?

          GUY TOMEL.
         

Titre : Le Monde illustré
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1857-1938
Langue : Français
Identifiant : ark:/12148/cb32818319d/date
Identifiant : ISSN 0996228X
Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, FOLLC22943
Relation : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32818319d
Description : Périodicité : Hebdomadaire
Description : Etat de collection : 18571938/01/01
Provenance : bnf.fr