Les Chemins de Porquerolles

Un choix de textes sur l'île de Porquerolles


Un choix de textes sur l'île de Porquerolles




Voyage de Paris à Rome en 1630

Bouchard, Jean-Jacques


publié pour la première fois sur le manuscrit de l’auteur
par Alcide Bonneau
Edition. de Paris : I. Liseux, 1881
Pages 149-155 202, 203.




          Voila ce qu'Orestes remarqua en général de la Provence. Pour le particulier de Tolon, c'est une petite ville qui n'a pas plus de 1500 fœux, mais qui est bien fortifiée et munie d'artillerie; il y a quelques maisons et quelques rues assez belles, principalement la grande qui va au port; il y a deux ou trois places assez grandes, entre autres celle de Saint-Pierre, où Orestes estoit logé, lâ où il y a une belle fontaine. Les habitans sont assez grossiers et rustiques, estans tous ou marchands ou mariniers ou faiseurs de vaisseaux. Outre ce, il y a toujours quantité d'estrangers passagers ; et au temps qu'Oreste y estoit, il y avoit cinq mIlle hommes que le Roy envoyoit aux Vénitiens pour le secours du Duc de Mantoue. La ville s'est aussi fort peuplée et augmentée, depuis le séjour des galères en son port, qui demeurant auparavant en celui de Marseille, furent conduites au retour de Blavet, où on les avoit menées coutre Soubize, qui ravageoit pour lors la coste, â Tolon l'an ( ? ) pour mettre fin aux différends continuels qu'avoient entre eux le général des galères et M. de Guise, gouverneur de Marseille et de toute la Provence. [La date est laissée en blanc dans le Manuscrit. C'est en 1625 que Benjamin de Rohan, seigneur de Soubise, se disant Amiral des Eglises Protestantes, avait attaqué la flotte royale à Blavet, petit port de Bretagne]. Cela a rempli la ville de gentilhommes, qui suivent le général et commandent sur les galères ; de soldats et officiers de galère, et par conséquent de garces, dont on dit qu'il y a bon nombre à Tolon ; et de forçats qui vont et viennent continuellement par la ville : de sorte que là, depuis le matin jusques au soir, ne se oit autre chose que " stridor ferri tractaeque catenae" dont sont accouplez les forçats deux à deux. Ils vont par la ville pour le service des galères et pour vendre ce qu'ils ont fait, comme bourses, cintures, aiguillettes, curedents, et bas de soye, laine, poil de chèvre et fil, qu'ils font fort proprement, et en font grand trafic à Tolon, et vendent la paire un escu, quatre et cinq francs. Ils peuvent mesme aller travailler de leur mestier ès boutiques ; et vont par les hostelleries sonnant cornets et violons durant le disner et souper des passants ; et chaque galère a sa semaine par tour pour cela, dont ils ne. retirent pas peu, car chasqu'un à la fin du repas, met sur l'assiette que les forçais présentent au milieu de la table, qui un sol, qui trois, qui quatre et qui cinq. C'estoit l'un des principaux divertissements d'Orestes à Tolon, de considérer la condition de ces pauvres gens-là, et d'aller les visiter souvent dans les galères, où se voit toute la misère, ordure, saleté, puanteur et infirmité humaine, de sorte qu'il n'y a jour qu'il ne meure là-dedans quelqu'un ; et nonobstant tout cela la plus part des forçats, au moins ceux qui gaignent quelque chose de leur mestier, mainent joyeuse vie, et y en a beaucoup qui ne voudroient pas s'en aller, quand on leur donneroit la liberté, tant l'accoustumance peut sur nos esprits : buvant, jouant, et mesme besognant, ce qu'ils faisoient encore plus facilement lors qu'il estoit permis aux femmes d'entrer dans les galères ; car lors non seulement leurs légitimes femmes, que beaucoup de forçats ont amené avec eux à Tolon, mais encore quantité de garces alloient les visiter, que ces compagnons besognoient devant tout le monde, les couchant sous le banc, sur leur capot. Mais depuis quelques années : en çà, le général a deffendu l'entrée aux femmes. De sorte qu'il ne se pèche plus maintenant là-dedans qu'en sodomie, mollesse, irrumation et autres pareilles tendresses ; car plus ces gens là sont chastiez et traitez rudement, plus ils deviennent vicieux et meschants. A les ouïr parler, néantmoins, ils, sont tous saints et disent tous avoir esté envoyez en galére, ou pour s'estre trouvés à une batterie, ou par injustice. Mais la vraie cause pour laquelle la plus part sont là, à ce que disoient les comites, est le vol et larcin ; aussi y sont-ils tous si experts, que si l'on ne tient continuellement les mains dans ses poches, l'on. est sur de perdre tout ce qui sera dedans, lorsque l'on entre dans une galère. Outre cela, l'on doit prendre garde, en y entrant, de n'avoir point d'esperons ; car les espaliers vous les ostent incontinent comme les appelans font au Palais. Oreste demandant la cause de cela, l'on luy respondit que la galère marche assez viste d'elle mesme sans esperons ; il y a apparence que c'est pour ce que le passage de la coursée estant assez estroit, et bordé des deux costez de forçats, l'on les pourroit blesser, outre qu'ils sont tous nuds-jambes. Il ne faut jamais aller là-dedans qu'avec quelque officier, car, autrement, les forçats vous font mille niches : entre autres, ils soufflent des cornets pleins de poux sur les habits. Il faut en sortant bailler quelque trois ou quatre sols aux cornets, trompettes et violons qui jouent pendant que vous estes dans le vaisseau, et surtout au forçat qui vous mène aux chambres de poupe, puis un sol ou deux à l'espalier en sortant.
          Le comite, pour favoriser Orestes fit faire l'exercice (qu'ils appellent), qui est comme une finte navigation. Le comite, ayant une latte en main, du haut de la proue donna le premier coup de sifflet, et l'instant toute la chorme (Chiourne) se dressa en pieds ; au deuxiesme coup, osta le bonnet et le capot ; au troisiesme, la chemise (car, en voguant, ils sont tous nuds, hors mis les calçons) ; au quatriesme, s'assit sur le banc ; au cinquiesme, mit le pied droit sur la pedagne ; au sixiesme, empoigna les rames ; au septiesme, les plongea en l'eau toutes ensemble si esgalement qu'il n'y a rien de plus juste ; au huitiesme, rehaussa les rames; au neuviesme, se dressa en pieds ; au dixiesme, prit en. main la chemise ; â l'onziesme, la secoua pour en faire choir les poux ; au douziesme, la vestit ; au treizieme, prit en main le capot ; au quatorziesme, le secoua ; au quinziesme, le vestit ; au seiziesme, prit le bonnet ; au dix-septisme, le secoua, et au dix-huitiesme, le mit en teste. Pendant cela, le comite se promeine par la coursie, reguardant si quelqu'un manque, ou feint de tirer, et lors, il le redresse avec son cercle de latte, ou avec son gourdin, id est, une chorde ; et ne bat pas seulement celui qui manque, mais encore les quatre autres du mesme banc : pour ce (dit le comite à Orestes) que tous ceux d'un banc sont non seulement obligez à tirer chaqu'un à part, mais, encore de faire tirer leurs compagnons, ou, s'ils veulent en espargner quelqu'un, il faut qu'ils suppléent à son deffaut, faisant par un nouvel effort eux quatre le mesme effet que. tous cinq ensemble. Car le coup de chaque rame doit estre tellement esgal et juste, tant en la force qu'au temps, que si une seule manque tant soit peu, la course du vaisseau en est retardée, et le comite le recognoist sensiblement. C'est comme un maistre de chapelle qui bat la mesure avec son sifflet; avec lequel il fait entendre quand il faut ramer viste ou lentement, fort ou bellement ; quand il faut tourner à droit ou à. gauche, aborder ou aller en haute mer : bref, ce seul sifflet dit tous les mystères qui sont nécessaires à la navigation . Il y en a d'ordinaire deux : le come à la poupe, et le sous-come à la proue, pour se faire mieux entendre, et chastier les délinquants, dont il y en a quelque fois de si opiniastres, qu'ils se laissent escorcher tout le dos plus tost que de tirer. Quand c'est à quelque rencontre d'importance, l'on ne se sert pas seulement du baston, mais encore de l'espée, dont ils avalent le bras à quelqu'un de ces fenéants opiniastres, puis en battent les autres pour leur donner frayeur et les faire voguer.
          Les galères ne sont bonnes que pour la guerre, et costoyer la terre ; car, estant fort longues, elles ne peuvent aller en hante mer sans grand danger d'estre renversées par les flots, auxquels elles ne peuvent obéir comme les vaisseaux ronds et courts. En France, elles ne servent de rien qu'à consumer de l'argent, et seront des cinq ou six ans sans se mouvoir du port ; de sorte que les corsaires d'Afrique viennent poursuivre les vaisseaux jusques dans le port mesme, sans qu'elles remuent. La plus grande utilité qu'elles apportent, c'est qu'elles servent comme d'un enfer à tourmenter les meschants : parmi lesquels Orestes vit un archidiacre, gentilhomme de bonne maison, qui estoit là pour avoir donné un soufflet à son Evesque ; il ne voguoit point et estoit vestu de violet .Il vit aussi le fils d'un Président de Tolose, et un excellent maistre joueur de lut de Paris, qui ne voguoient pas non plus.



          ….Le 3 Décembre, on sortit le matin du port de Tolon, qui paroist à la sortie vers la tour fort beau et grand. L’on voit à main droite une grande langue ou avance de terre, qu’ils appellent aujourd’hui Capo Circelliou ou Cirelli; l’ancien nom estoit Promontorium Citarista. Après avoir cheminé quelque temps, l’on voit à main gauche le long des costes de la Provence les Isles d’léres, qu’ils appellent autrement les Isles d’Or, à cause de l’abondance et bonté de toute cette coste lâ, que les Grecs appelèrent autrefois pour ce mesme sujet Olbia; et les Isles, Stœchades lnsulae, qui sont trois principales : la première se nomme Ribadeo, la deuxième Portocrozo, la troi­sième Bononio, anciennement Porte (Vel Prote) Mese, Quae et Pomponiana, et la dernière Hypea. Elles sont très dangereuses à cause des Turcs, qui y font d’ordinaire leurs retraites; . et y vismes mesmes quelques voiles. A peine avions-nous perdu de vue ces isles, que nous aperceusmes un vaisseau venir droit à nous; l’espouvante prit aussitost les mariniers, et commencèrent à tourner la proue vers terre, qui estoit assez esloignée. Nos Italiens sicagavano adosso di paura ( Se conchioient de peur) surtout Balbani avec ses cinq cents pistoles, qu’il print sur lui; estant résolu de bien fuir sitost qu’il seroit sur terre; et le Sr Gio Battista Casale gentilhomme Romain, fece subbito voto a la Madonna (Fit tout de suite un voeu à la Madone) Ce vaisseau nous voyant prendre la route de terre, comme il estoit assez esloigné, il tira tout droit sans s’approcher davantage. Depuis, l’on sceut que c’estoit un vaisseau d’Espagnols qui, ayant sceu que les soldats que le Roi envoyoit aux Vénitiens devoient partir ce jour-là (comme ils firent au mesme temps que la tartane d’Orestes alloient rodans pour voir s’ils pourroient attaquer quelque vaisseau avec avantage.
          Le soir, l’on prit port à l’isle Sainte-Marguerite, distante de Tolon environ trente-cinq lieues, où la mer fait un assez large sein (qui a vingt milles), quasi au milieu duquel sont deux isles : l’une nom­mée Sainte-Marguerite et l’autre, Saint-Honoré de Lérins.


Source : Bibliothèque Nationale (Gallica).